- AYMARAS
- AYMARASHéritiers d’une ancienne culture qui s’est développée autour des rives du lac Titicaca et sur les parties les plus hautes de l’Altiplano bolivien (4 000 m), les Aymaras, conquis successivement par les Incas puis par les Espagnols au XVIe siècle, ont su intégrer divers apports culturels au sein de leur propre civilisation. Ces agriculteurs pasteurs, vivant généralement en communauté, ont inventé, au fil des siècles, dans un milieu particulièrement hostile, des formes originales d’occupation du territoire, ainsi que des techniques particulières de conservation des aliments. Ils ont conservé leur langue et ont assimilé à leur religion tellurique une partie des notions et figures du catholicisme. Les pratiques symboliques, les liens de parenté, la répartition de la terre, la distribution du pouvoir, les rites agraires ou pastoraux qui les caractérisent rentrent dans une logique à laquelle ne s’applique pas le découpage traditionnel en instances – politiques, sociales, économiques, religieuses – qui est propre à la norme occidentale.L’ethnie et son milieuLes Aymaras se concentrent surtout en Bolivie, mais l’on en trouve aussi dans le sud du Pérou (région de Puno), sur la côte chilienne (Arica) et dans les provinces du nord de l’Argentine (Salta, Jujuy, Catamarca). Leur nombre s’élève à deux ou trois millions environ et, depuis plus d’un siècle, malgré une forte mortalité infantile, leur indice démographique demeure croissant. Au fil du temps, leurs critères d’identification n’ont cessé de varier. Les Incas distinguaient nettement les Collas autochtones (ou Collasuyus ), de langue aymara, occupant le quart sud de l’Empire incaïque, des colonies étrangères, généralement de langue quechua, qu’ils implantèrent surtout dans les terres basses de cette partie des Andes. Lors de la colonisation espagnole, l’étiquette ethnique n’eut de sens que par rapport à des critères d’imposition. Les Aymaras payaient un tribut plus élevé que celui des Urus, considérés comme plus pauvres; toutefois, un Uru riche pouvait devenir un Aymara. C’est toujours le groupe dominant qui a imposé ses critères de définition et de redéfinition entre les ethnies. Ainsi les communautés aymaras ont-elles été contraintes par divers colonisateurs à se restructurer partiellement selon des modèles étrangers, réussissant presque toujours à intégrer ces changements dans leur propre culture.La langue aymara, qui reste très vivace, malgré un certain nombre d’hispanismes, est une langue à déclinaison avec de nombreux suffixes, très gutturale et riche en combinaisons phonétiques. En dépit d’un analphabétisme encore important, les Aymaras reçoivent un enseignement bilingue: espagnol et aymara. Toutefois, à l’heure actuelle, le quechua progresse au détriment de l’aymara, qui se concentre de plus en plus sur l’ouest de l’Altiplano, tandis que le castillan se développe, essentiellement dans les grandes villes. Ainsi, par rapport au XVIe siècle, époque où il était parlé sur l’ensemble du territoire, vallées incluses, l’aymara a-t-il perdu du terrain.La culture aymara a pour berceau le Haut-Pérou, une des régions du monde où la spécificité d’un environnement difficile a fourni aux peuples qui s’y sont implantés le cadre d’une expérience cruciale d’adaptation, comparable, sur certains points, à celle de populations telles que les Esquimaux ou les Sibériens. Depuis l’époque préhistorique jusqu’à nos jours, en effet, la majeure partie de la population bolivienne a vécu, malgré l’aridité des terres et la rigueur du climat, aux environs de 3 800 m, altitude moyenne du haut plateau bolivien, réussissant à domestiquer et à stocker un certain nombre d’espèces végétales, à acclimater des animaux d’altitude et à s’adapter physiologiquement à une atmosphère appauvrie en oxygène. Il est paradoxal de constater que les deux tiers du territoire bolivien (le Haut-Pérou ancien), occupés, à l’ouest, par les terres tropicales ou semi-tropicales qui vont des déserts de la côte pacifique à celui d’Atacama, à l’est, par les terres basses et humides des bassins de l’Amazone et du Pilcomayo, furent tout au long de leur histoire relativement peu peuplés, tandis que l’essentiel de la population se trouvait concentré sur l’Altiplano (cf. Cordillère des ANDES). Cependant, il faut considérer cette zone préférentielle de l’activité humaine, tout au long de son histoire, non de manière isolée, mais comme la clef de voûte d’un système complexe qui englobe d’autres paliers écologiques (yungas , vallées, côtes), où sont produites des denrées inexistantes en altitude. Sur l’Altiplano, c’est le pourtour du lac Titicaca qui fut peuplé le plus tôt et avec la plus grande densité. Les terres y sont plus fertiles et le climat relativement plus chaud et plus humide en raison de la présence du lac, qui, en créant un microclimat, a permis le développement d’une agriculture très intensive (pomme de terre, quinoa ), ainsi que d’un élevage important (lama, alpaca ). Outre ces richesses agricoles et pastorales, les peuples de l’Altiplano, et parmi eux les Aymaras, exploitèrent, depuis l’époque précolombienne, les nombreux gisements miniers de la Cordillère royale ou des plaines et vallées adjacentes: les communautés aymaras du lac Titicaca mirent en valeur les mines d’or de Carabaya, au nord-est du lac, dès avant la période incaïque, c’est-à-dire avant même d’y être établies à demeure; de même, elles eurent une part importante dans l’exploitation des grandes mines polymétalliques (argent, étain) de la région de Potosí, découvertes par les Espagnols dans la seconde moitié du XVIe siècle. On peut comprendre par là l’une des grandes originalités des cultures qui se sont succédé sur l’Altiplano: le développement d’une série de techniques métallurgiques combiné avec une adaptation particulièrement efficace au milieu écologique ambiant, le stockage des denrées alimentaires (pomme de terre, maïs), la diffusion d’arts ou métiers tels que le tissage ont exercé, dès une époque très ancienne, une grande influence sur les rapports de pouvoir au sein des divers groupes aymaras qui peuplaient cette région.L’histoire et les structures des AymarasL’histoire de l’ethnie aymara est encore mal connue, bien que, par sa culture, celle-ci soit relativement plus homogène que les autres ethnies andines, et que sa tradition orale soit riche et ancienne. Comme les autres groupes amérindiens, on présume que les ancêtres des Aymaras vinrent d’Asie, sur le continent américain, il y a environ 20 ou 30 000 ans, via le détroit de Béring. Leur origine amazonienne ne constitue pour le moment qu’une hypothèse. Ils sont très certainement les héritiers des bâtisseurs de la grande métropole de Tihuanacu, située à 20 km au sud du lac Titicaca. L’importance de la culture de Tihuanacu dans l’histoire des Andes tient, d’une part, à la situation géographique de cette ville (il s’agit d’un des plus anciens empires de l’hémisphère Sud, situé, qui plus est, sur des hautes terres), d’autre part, à la durée de son influence (sept siècles environ, jusqu’au XIIIe siècle).La plupart des métropoles qui appartiennent à cette culture sont des villes non fortifiées dont l’architecture est avant tout religieuse, ce qui les différencie nettement des sites de l’intermède tardif, époque postérieure qui correspond à l’hégémonie aymara. Les grands centres religieux distribués sur les hautes terres mais aussi dans les vallées et régions côtières servirent sans doute de lieux d’échanges de produits. Sur les hautes terres, cette période est marquée par une intensification de la production et par une considérable expansion de l’agriculture en terrasses. La chute de l’empire de Tihuanacu coïncide avec l’émergence d’une série de petits États qui survécurent pendant deux siècles environ. Ces chefferies, dont la population parlait en majorité l’aymara, étaient situées sur les bords du Titicaca et au sud de l’Altiplano. Leur développement marque le début de la période historique bolivienne, et l’on peut dire que, du XVe siècle jusqu’à l’arrivée des Espagnols (dans cette partie des Andes l’hégémonie incaïque dura environ un demi-siècle), ce sont en grande partie les structures sociales de ces chefferies que les deux colonisations – incaïque et espagnole – ré-utilisèrent à leur profit. À l’époque de son hégémonie, le territoire aymara occupait une étendue comprise entre Cuzco, capitale des Incas, et ce qui constitue aujourd’hui le nord de l’Argentine. Les chefferies, au nombre de douze, avaient leurs centres de pouvoir sur les parties les plus hautes de l’Altiplano. Par les chroniqueurs espagnols du XVIe siècle et par les fouilles archéologiques on sait que les sites aymaras étaient constitués par des groupements urbains fortifiés (les puccaras ), établis aux alentours de 4 100 m afin d’assurer la protection des hommes et des troupeaux. Ces sites, qui, dans la région du Titicaca, sont à 10 ou 20 km des rives du lac, sont proches de points d’eau et situés dans une région favorable à l’élevage des lamas; pour la plupart, ils sont dominés par des groupements funéraires de forme circulaire (les chulpas ). Pendant toute la période des chefferies, qui correspond à l’âge mythique de l’aucaruna («temps de la guerre», en aymara) et qui succède au purunruna («époque des ancêtres», confondue fréquemment avec le temps des chulpas ), ces centres de pouvoir ne cessèrent de se combattre les uns les autres, cette attitude belliqueuse semblant avoir été l’un des traits dominants du groupe.Chacune des douze chefferies (canchi, cana, colla, lupaca, pacaje, caranga, sora, charca, quillaca, caracara, chui, chicha) était divisée en deux moitiés, autour de l’axe aquatique constitué par le lac Titicaca et le fleuve Desaguadero, et qui longe l’Altiplano selon une direction nord-ouest - sud-est. Ainsi, chaque chefferie avait-elle une moitié urcusuyu (correspondant aux terres les plus hautes et à la région située à l’ouest et au sud-ouest) et une partie umasuyu (correspondant aux vallées et aux terres basses amazoniennes à l’est). Cette division en deux moitiés renvoie à un dualisme fondamental dans les Andes et se rattache à un système de classification, encore vivant à l’heure actuelle, qui ordonne non seulement l’espace, mais l’ensemble de la société selon des couples d’opposition: haut/bas, masculinéminin, droite/gauche, été/hiver.Dans ce contexte, l’axe aquatique, zone intermédiaire (taypi , en aymara), n’est pas seulement un lien géographique particulier, mais c’est de lui que dépend, dans le système symbolique, l’équilibre entre les deux termes du dualisme. Il existe une homologie de structure entre la division dualiste des chefferies et la fermeture des circuits d’échange de l’Altiplano avec les vallées. En effet, les vallées pacifiques à l’ouest et les versants amazoniens à l’est, où étaient établies de petites colonies permanentes d’agriculteurs aymaras, entraient à leur tour dans une classification qui dépendait de leur position par rapport à l’urcusuyu et à l’umasuyu. Ces colonies (mitimaes ), situées à plusieurs jours de marche de l’Altiplano, cultivaient le maïs, le coton, la coca, et collectaient le miel et le bois. Grâce à ces établissements périphériques, chaque chefferie jouissait de l’autosuffisance à l’intérieur d’une société qui était dépourvue de monnaie et où le commerce entre les divers groupes semble avoir été extrêmement réduit. Ces colonies sont pluri-ethniques; des colons appartenant à diverses chefferies voisinent, en effet, les unes avec les autres dans les basses terres, constituant ainsi des «archipels verticaux», sans pour autant contrôler les territoires qui séparent le noyau d’altitude des îlots des terres chaudes. Bien qu’éloignés des centres de pouvoir, les mitimaes conservent leurs droits dans les communautés d’origine.La notion d’archipel, généralement appliquée aux colonies agricoles, doit aussi être étendue aux artisans spécialisés établis sur les lieux d’extraction des matières premières (mineurs, métallurgistes, potiers). La démographie des chefferies aymaras de l’époque pré-incaïque est assez mal connue. La population lupaca, au XVIe siècle, devait compter 100 000 individus environ, mais elle avait déjà subi le choc épidémiologique consécutif à la conquête espagnole. À la même époque, le groupe aymara constitue environ 73 p. 100 de la population totale du Haut-Pérou, le reste étant réparti entre Urus et Pukinas. Ces deux dernières ethnies se cantonnent autour de l’axe aquatique et surtout sur les rives nord-ouest du Titicaca. Peu à peu sédentarisés, ces reliquats de populations anciennes constituèrent une réserve de main-d’œuvre pour le groupe aymara dominant; ils se sont marginalisés ou se sont fondus, pour les plus riches d’entre eux, dans l’ethnie dominante, adoptant les techniques agro-pastorales des Aymaras et leur langue. Dans cette société hiérarchisée, les Urus occupaient le rang inférieur, en même temps qu’un certain nombre de pratiques réglaient leurs relations avec le groupe dominant. Ainsi l’organisation même de la hiérarchie sociale entrait-elle dans un dualisme d’opposition et de complémentarité (Aymaras dominants, riches, masculins, hommes du haut; Urus dominés, pauvres, hommes de l’eau). Pratiques économiques, représentations symboliques, hiérarchie sociale faisaient donc partie d’une même logique globalisante.Dans la société aymara, la propriété de la terre était collective. L’agriculture reposait sur un système d’entraide régi par les liens familiaux internes à chaque communauté. Si une partie des troupeaux appartenait à la collectivité, une autre était la propriété privée de certains individus. On peut considérer que cette richesse, critère discriminant de stratification sociale, déterminait en dernier lieu les formes d’accès au pouvoir. En effet, dans ce type d’économie verticale, les lamas permettaient non seulement l’accès aux divers étages écologiques, mais les tissus, confectionnés avec leur laine, servaient dans les échanges. De plus, lors des périodes de sécheresse, très fréquentes sur l’Altiplano, les troupeaux étaient utilisés comme des réserves reproductrices, des banques en quelque sorte.La conquête par les Incas des diverses chefferies aymaras ne se fit pas sans difficultés, même si les rivalités traditionnelles qu’entretenaient ces royaumes favorisèrent l’expansion de l’empire. On distingue trois grandes phases dans la conquête des chefferies: l’alliance avec les Lupacas du sud du Titicaca, contre les Collas du Nord; la conquête et la pacification de la région umasuyu; le ralliement des chefferies du Sud constituant la confédération charca (Charcas, Chuis, Chichas, Caracaras). Deux tactiques prévalurent: la guerre et l’établissement de liens de parenté avec les chefferies locales.Les chefferies aymaras ayant constitué le Collasuyu, quart sud de l’empire des Quatre Quartiers (Tawantinsuyu ), l’Inca se comporta comme le premier seigneur de l’empire; il fondait la hiérarchie et déterminait le rang qui devait être celui de chacun des anciens chefs, dont les fonctions se trouvaient maintenues. Mais le passage de la chefferie à l’État marque un seuil; le rôle des caciques aymaras au sein de l’empire fut avant tout celui d’intermédiaires pouvant mobiliser d’importantes forces de travail lors des travaux collectifs (mita ), fournir des troupes aux armées et assurer la mise en exploitation intensive des vallées. L’État détourna à son profit les anciennes institutions communautaires: le travail collectif et les rapports de réciprocité n’étaient plus que des prétextes idéologiques servant à justifier de nouveaux rapports sociaux.En développant les colonies périphériques des vallées, les Incas modifiaient profondément la nature du système aymara. Certains archipels devinrent d’immenses centres de production du maïs ou de coca. Ainsi, le centre de Cochabamba, spécialisé dans la culture du maïs, était-il entouré d’une multitude de greniers, et 14 000 mitimaes venus des chefferies de l’Altiplano donnaient une production qui revenait dans sa totalité à l’État. Par rapport à l’époque précédente, un renversement s’était donc opéré. Alors que, jusque-là, le pouvoir était situé à l’étage des tubercules et que la production demeurait à l’intérieur de la chefferie, le développement des cultures de vallées, permettant d’accroître le potentiel de réserves, engendre une sphère nouvelle de gestion qui assure le maintien d’une bureaucratie impériale et d’une armée dépendante du pouvoir central.Enfin, c’est le calendrier du maïs, plante mythique de la caste des Incas, qui régit le calendrier officiel de l’empire, tandis que les Huaccas , divinités tutélaires des chefferies, dont la puissance s’exerçait à la fois sur le marquage spatial des terres communautaires et sur leur fécondité, furent transportées au Cuzco, capitale de l’empire. Ce transfert religieux tendait à instaurer un nouveau droit; les terres appartenaient désormais à l’Inca et la communauté n’en avait que l’usufruit.Le modèle de communauté actuel date de l’époque du vice-roi Toledo (1572-1576). C’est alors que les populations indigènes, qui avaient été affectées par le choc épidémiologique de la conquête et dont l’habitat était très dispersé, furent regroupées en villages de réduction (reducciones ). Ces villages, bâtis à l’origine sur le modèle des communautés méditerranéennes, visaient à rendre plus efficace l’administration coloniale (prélèvement du tribut) et à faciliter l’évangélisation. Or il est remarquable que cette création espagnole n’a pas entraîné la rupture des liens traditionnels entre Altiplano et vallées et que les habitants des Andes ont spontanément recréé, à l’intérieur des nouveaux ayllus , la structure dualiste préexistante. C’est sans doute cette permanence des structures qui a permis aux ayllus d’accueillir en leur sein de nouveaux venus: agregados (dont les ancêtres se réfugièrent dans les communautés pour échapper au travail des mines) et forasteros (étrangers).Paradoxalement, ce sont les lois bolivariennes de 1824 et 1825 qui portèrent les premières graves atteintes aux communautés, puisqu’elles visaient à faire de chaque Indien comunero un petit propriétaire. Les ventes de terres augmentèrent le nombre des Indiens dépossédés, qui devinrent alors colonos , yanaconas , arenderos , sayaneros , constituant une main-d’œuvre à bon marché. Contre les spoliations qui ne cessèrent pas depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à la réforme agraire de 1953, les Aymaras se soulevèrent périodiquement, principalement dans la région du Titicaca. La révolution de 1952, qui démantela les grandes haciendas privées, leur rendit la jouissance de leurs terres. Toutefois, dans certaines régions, l’«archipel vertical» était détruit, puisque la terre appartenait alors à ceux qui la travaillaient. Enfin, cette réforme marginalisait les Indiens face à la démocratie métisse, qui pouvait manipuler, sur le plan économique aussi bien que politique, une clientèle indigène. Depuis 1960, divers mouvements indigénistes aymaras (Mink’a, Tupac Katari, Mitka) mobilisent les Indiens autour de thèmes politiques (défense des terres) et ethniques (défense de valeurs culturelles).La communauté, les techniques, la religionLe fondement de la structure communautaire aymara, comme ailleurs dans les Andes, est l’ayllu, qui date probablement de l’époque précolombienne et dont les membres, qui se réclament d’un ancêtre commun (huacca ), possèdent et cultivent la terre en collectivité. Dans le système incaïque, tout paysan marié recevait un lot de terres. Après la récolte, le chef redistribuait les terres en fonction de la taille des familles et des besoins des ayllus.Dans les régions où les structures communautaires ont résisté à trois siècles d’assimilation, les groupes patrilocaux ont gardé l’essentiel de leurs caractéristiques. L’ayllu, grande unité endogame, correspond à un territoire délimité. Il est divisé en deux moitiés: celle du haut (alasaya ) et celle du bas (majasaya ), chacune étant à son tour subdivisée en une série d’ayllus plus petits. Aucun de ces ayllus ne possède de territoire continu; il est constitué à la fois par des terres de puna et de vallées. Les droits à l’usufruit sur la terre se transmettent suivant une lignée patrilinéaire.Depuis des temps reculés, l’homme andin, l’Aymara en particulier, a su domestiquer les plantes d’altitude, particulièrement résistantes au froid. Sur les terres les plus hautes poussent les tubercules: pomme de terre, olluco , oca et quinoa (Chenopodium quinoa ). Depuis l’époque précolombienne, la pomme de terre constitue la nourriture de base des Aymaras; leur taxonomie actuelle en distingue deux cent vingt variétés: il s’agit en majorité de plantes de puna, dont les variétés amères (luki ), les plus résistantes, ne peuvent pousser au-dessous de 2 500 mètres. Les pommes de terre sont généralement conservées après avoir été déshydratées par des expositions successives au froid et au gel durant plusieurs semaines; le tubercule ayant ainsi perdu 75 à 80 p. 100 de son poids initial, on obtient alors le chuño ou la tunta . Depuis l’Antiquité, les procédés de conservation par le froid ont été étendus à la viande, ainsi qu’aux aliments cuits. Quant à la quinoa, qui donne une farine extrêmement nutritive, elle entre pour une part importante dans l’alimentation.Le calendrier aymara ancien était exclusivement scandé par le cycle de la pomme de terre et de la quinoa: août et septembre étaient les mois des semailles, qui pouvaient durer jusqu’en novembre pour la première; février était le temps des labours; avril et mai celui des récoltes de la quinoa et des pommes de terre. Après la fête des récoltes, en juin (hiver austral), se prépare le chuño. Les techniques agraires sont demeurées assez archaïques. Les Aymaras emploient peu les engrais artificiels et se contentent de fumer leurs champs avec les excréments d’animaux (la taquia ), qui leur servent aussi de combustible. Les champs sont labourés avec l’araire à soc de bois, tiré par une paire de taureaux, ou travaillés avec la takela , sorte de bêche préhispanique; les mottes sont ensuite écrasées avec une masse de pierre.Les pratiques religieuses des Aymaras sont le fruit d’un syncrétisme religieux complexe. Évangélisés au XVIe siècle par les Espagnols, les Aymaras se sont vu imposer la religion catholique, à l’instar des autres Amérindiens. Les missionnaires ayant dû traduire des concepts chrétiens dans une langue qui ne possédait pas le même code de référence que la leur, les structures indigènes s’en trouvèrent bouleversées, soit en intégrant de nouveaux concepts dans leur propre schéma religieux, soit en adaptant leurs croyances au modèle chrétien.Pendant la période préhispanique, la divinité la plus connue du panthéon aymara est Tunupa Viracocha, divinité supracommunautaire dont le cycle se confond avec l’axe aquatique du Collao (taypi) et qui, médiatrice, domine à la fois le feu céleste et l’eau. Par cette position qu’elle occupe dans la géographie du Collao, elle ordonne l’espace selon une organisation complexe formée à la fois de couples d’opposés, ou auca (eaueu, nuit/jour, vie/mort, noir/blanc), et de semblables, ou yanantin (deux mains, deux yeux, équinoxes). En fait, la métaphysique des Aymaras, tout comme leur logique symbolique globale, se règle sur une structure quadripartite – deux opposés, deux semblables –, qui annonce celle sur laquelle se fonderont plus tard les Incas en établissant le Tawantinsuyu (empire des Quatre Quartiers). Quant à la réinterprétation par les Aymaras de la division chrétienne tripartite (ciel, terre, enfer), elle s’éloigne beaucoup de la doctrine catholique classique. Ainsi les morts, qui sont assimilés aux sites archéologiques anciens (chulpas ), et dont l’action est déterminante sur l’agriculture, sont l’objet d’un culte important. Leurs âmes, jadis dénommées supay , revêtent souvent l’apparence extérieure du diable chrétien, car c’est par le mot supay que fut traduit le terme «diable». Les diables de carnaval, confondus avec les âmes des morts au moment où l’on célèbre la fête des prémices, sont particulièrement dangereux. Le folklore de la région d’Oruro leur fait une place, encore aujourd’hui, dans les danses appelées diabladas . La figure du supay domine aussi tous les cultes qui se rattachent aux mines; on l’appelle alors tio . Ce tio, comme les âmes des morts qui sont vénérées lors des cultes agraires, est un être affamé qui ne peut être apaisé que par des offrandes quotidiennes de coca et par des libations. Dans tous ces exemples, il s’agit sans doute d’anciennes divinités qui, chassées par de nouvelles croyances, ont acquis dès lors un caractère ambigu et souterrain.L’éclair (rattaché à la figure du dieu Tunupa) exerce son pouvoir fécondateur dans les zones liminales; il fait engendrer des êtres doubles (yanantin ): jumeaux, individus à bec de lièvre. Il intervient directement dans la vie de ceux qu’il désigne comme ses serviteurs, les chamakani , ou gens des ténèbres, et auxquels il donne des pouvoirs de divination. Sous les traits d’Ekeko, divinité rubiconde et généreuse, très populaire, et patron de la grande fête des Alasitas, de La Paz, il figure la fécondité.La divinité la plus familière est sans doute la Pachamama, dont le culte s’étend à la fois aux couches urbaines et au monde rural. Elle figure l’abondance et l’ensemble des archétypes germinatifs. Comme les démons, elle est affamée et punit ceux qui ne la nourrissent pas. Elle apparaît sous les traits tantôt de l’épouse du Tio, tantôt de l’épouse des montagnes.Les morts, les supay, appartiennent au manqha pacha (monde secret, monde du dedans ou d’en bas), expression que les évangélisateurs traduisirent par «enfer». L’alapacha , demeure du haut, ou ciel, est peuplé de saints ou de vierges, auxquels on rend un culte qui recouvre fréquemment aujourd’hui celui d’antan vis-à-vis des divinités tutélaires. Quant au Dieu chrétien, son identification avec le Soleil est totale; il intervient peu dans la vie quotidienne des mortels. Il est à la fois l’image de l’ordre et de la légitimité et, avec la Lune, il règle le calendrier.AymarásIndiens du Pérou et de Bolivie, fondateurs d'une prestigieuse civilisation (v. de Tiahuanaco, près du lac Titicaca); ils subirent la conquête inca, puis espagnole (XVIe s.). Leur nombre actuel avoisine le million.
Encyclopédie Universelle. 2012.